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04 déc. 2019

Time 9 minutes

Portrait #gensduvieux: Kevin Demers

Portrait #gensduvieux: Kevin Demers

Quand il pousse la porte du café où on l’attend, Kevin salue les habitués et arrive tout sourire. Carrure athlétique, tenue chic et large sourire, l’homme d’affaires ne passe pas inaperçu. Le propriétaire du Coldroom, El Pequeño et Parliament enchaîne les succès ces dernières années et alors qu’il s’occupe aussi du Miracle, le bar éphémère de Noël, cette année établi rue de la Commune, on est allé lui parler réussite, business, main-d'œuvre et carrière.

Des histoires et des hommes

Kevin est clair, pour lui, un bar, c’est tout un univers. Et si ses établissements ne se font pas compétition, c’est aussi parce qu’il pousse l’identité, l’esthétique et l’essence de chacun à l’extrême. « C’est vraiment très important pour moi. Je m’invente des scénarios, je donne vie à une histoire », souligne Kevin qui a fait des études dans le domaine de la scénarisation et de la production télé. Pour El Pequeño, son bar cubain, il explique: « Comme j’avais fait pour le Coldroom et que j’ai reproduit ensuite au Parliament, je me suis assis dans le local, avec du tape vert, vraiment, du tape vert, et j’y ai pensé pendant presque 2 semaines. » Kevin éclate de rire « un peu comme Russell Crowe dans Beautiful Mind, quand il voit des lettres et des chiffres dans l’air, moi, j’ai fait mon design, mon lay off du bar, tout. Mais bien sûr, je me suis aussi promené dans le secteur et j’ai regardé ce qu’il y avait. Le Café Olimpico venait d’ouvrir, donc j’ai laissé tomber ma première idée, qui était de faire quelque chose d’italien, et j’ai eu l’idée de faire un établissement cubain. » Depuis, il a bâti tout un monde autour du plus petit bar d’Amérique du Nord et de ses 9 places debout!

Adjacente au bar cubain, la porte blanche, mais sans enseigne, du Coldroom en déroute plus d’un. Mais dès qu’on passe l’entrée, on se sent faire partie d’un club sélecte, avec la chance de partager un secret bien gardé. On y pénètre comme privilégié et le chic soigné de la place nous atteint sans prétention. La carte des cocktails fait dans le raffinement et la diversité, mais si vous ne trouvez pas de quoi vous satisfaire, confiez à la créativité de ses barmans le soin de vous séduire. Quelques notes, une humeur et les voilà qui s’affairent. On aime le Dove, mais les cocktails sur-mesure ont l’avantage de répondre au côté unique de chacun d’entre nous et les barmans ont le talent que ça prend.

Un monde de gentlemen

Quelque que soit l’établissement de Kevin Demers, quel que soit l’univers dans lequel on est plongé, partout s’exprime un charme de dandy. D’inspiration cubaine, britannique ou américaine sous la prohibition, ces pays comme ces époques reflètent tous les costumes et les borsalinos, les panamas, les foulards en soie et les chemises bien repassées. Kevin éclate de rire. « Oui, c’est vrai. Et honnêtement, j’aime ça être bien habillé. Ça me vient de mon grand-père, il m’a toujours dit: « You can never be overdressed. Et puis, je veux que le monde me prenne au sérieux, et en même temps, j’adore Johnny Carson, Frank Sinatra, Dean Martin, The Rat Pack. Ce concept d’être bien habillé, professionnel, ça me parle vraiment. » Kevin poursuit: «Quand les femmes sortent, elles se préparent, elles font attention à leur tenue, leur allure et je pense que ça devrait être pareil pour les hommes qui les accompagnent ou qui sortent. » Mais qu’on se le dise, sa réflexion n’est en rien macho, au contraire. D’ailleurs, sur le site du Coldroom, il y a quelques règles de bonne conduite pour les messieurs, sans équivalent pour les dames. « Être bien habillé, je vois surtout ça comme une marque de respect, peu importe qui est en face de toi. » Alors, bien sûr, la règle est claire dans ses établissements: « Je dis à mes employés pas de souci pour vous exprimer, avoir des tatouages, la coupe de cheveux que vous voulez, etc., tant et aussi longtemps que vous avez une chemise avec un col. » Il y a dans ce sérieux la considération des clients et une volonté de « professionnaliser » la job dans les bars.

Défis et changements dans l’univers des bars à Montréal

Car c’est de cette professionnalisation que vient l’amélioration de l’offre pour les clients, mais aussi la considération de ceux qui y travaillent, estime Kevin: « Pendant longtemps, travailler dans les bars, c’était un « à-côté », mais il y a moyen d’y faire carrière et puis, la scène de la mixologie à Montréal est de plus en plus intéressante. » Kevin, primé à plusieurs reprises dans des compétitions de cocktails à l’international, se souvient que c’est en prenant conscience de son savoir-faire qu’il a trouvé sa voie, lui qui hésitait entre sa carrière en création et avoir son propre établissement.

« Il y a un livre qui m’a vraiment frappé, c’est Outliers et la théorie des 10 000 heures selon laquelle lorsque tu accumules 10 000 heures dans un domaine, tu peux être considéré comme un professionnel. En juillet 2015, je savais que j’allais avoir ma fille et j’ai eu deux offres d’emploi. Une à Toronto pour faire des films et de la télévision et une autre à Nashville. Mais ça voulait dire déménager ma famille, sans savoir si ça allait fonctionner. Au même moment, il y avait Tales of the Cocktail à la Nouvelle-Orléans, et j’y suis allé sur un coup de tête avec mon frère, et là, ça a été la révélation, se souvient Kevin. Ça faisait plus de 10 000 heures que j’étais dans l’industrie des bars et je me suis dit: je peux utiliser mon côté créatif dans ce métier-là aussi! Le lendemain, quand je suis rentré à Montréal, j’ai reçu l’appel que j’attendais et j’ai eu les clés du local pour le Coldroom que je convoitais depuis un an. »

Frôler le fond avant d’arriver au sommet

Habillé chic et plein d’assurance, avec une démarche cool et assurée, on ne se douterait pas que Kevin Demers a ouvert son premier bar avec 175$ dans sa caisse, 25 livres en moins et presque deux faillites. Son salut, c’est dans une détermination presque maladive qu’il l’a trouvé et dans le soutien infaillible que lui ont donné d’autres Gens du Vieux. Parmi eux, des voisins d’affaires avec le cœur sur la main et l’intuition à la bonne place. « Mon propriétaire, il m’a donné du tough love, vraiment, mais en même temps, il m’a beaucoup appris et j’ai un excellent arrangement pour le loyer », explique Kevin. C’était sans compter tous les travaux et investissements qu’il allait devoir faire. « Je ne savais pas qu’il me fallait un permis. J’ai payé un maçon pour me montrer, j’ai fait toute ma brique seul, avec une chaufferette parce qu’il faisait froid et un marteau avec un pic ». Aujourd’hui, le fameux mur a un aspect impeccable et vieillot et garde bien ses secrets.

Une autre personne qui lui a permis d’être aujourd’hui l’homme d’affaires qu’il est devenu, c'est son voisin italien, du temps où il travaillait au Flyjin. « C’est Benjamin Bello. Monsieur Bello du Bello. À l’époque, je faisais les travaux moi-même et parallèlement, je continuais comme gérant de bar. Avant mon shift, j’allais au Bello pour un café et un petit sandwich entre les rénovations et le travail. Deux ou trois mois plus tard, je n’y prenais plus qu’un café parce que, honnêtement, je n’avais plus rien dans mon compte en banque. Rien! » se souvient Kevin empreint d’émotion. « Et après une semaine, comme un vrai Italien, Benny est venu me voir et il m’a demandé: « Qu’est-ce qui se passe? Tu manges pas ma bouffe? » Et j’ai éclaté en sanglots. J’étais à bout ». Ensemble, ils ont trouvé des solutions et l’homme d’affaires déjà bien établi dans le quartier a soutenu Kevin pour qu’il réalise son rêve. « Il m’a dit: j’investis pas dans la business, j’investis en toi » se souvient Kevin. Encore aujourd’hui, les deux hommes sont liés d’amitié et on mesure la profonde gratitude du jeune entrepreneur envers ses mentors.

Aider son suivant, un acte indissociable de la business

Après avoir reçu conseils, investissements et soutien, il profite de son expérience et redonne avec plaisir. D’abord avec des dons et en association avec des organismes de charité - comme Opération père Noël qui est, cette année, la cause à laquelle le bar Miracle versera la moitié de ses profits. Mais aussi via des ateliers et des formations. « Comme j’expliquais dans mon entrevue du podcast Bartender at large, le passage de gérant à propriétaire, ça te force à t’organiser et comprendre des tas de choses très vite. Je veux que les busboys, serveurs, bartenders, gérants aujourd’hui voient que c’est possible, mais je veux aussi les aider parce que c’est difficile, explique Kevin. Si ce n’est pas en financement comme tel, ça peut être en préparant avec eux un plan d’affaires, en ouvrant des portes ou en donnant des ateliers ».

Un des premiers ateliers fait d’ailleurs intervenir un comptable fiscaliste et un conseiller de la TD que connaît Kevin. Il balaie du revers de la main l’idée même de voir dans les futurs propriétaires de bar une éventuelle compétition. « Je pense qu’il y a assez de place dans ce marché. En plus, ça profite à tous si les jobs de bars et de restos se professionnalisent parce que ça place Montréal sur la scène internationale », soutient Kevin.

La clé du succès

Alors que, comme partout au Québec, la pénurie de main-d’œuvre se fait sentir dans le milieu des bars, Kevin compte sur un staff fidèle qu’il a le temps de former et d’apprécier. De ses années de hockey, il garde le plaisir d’une gang qui se soutient, de ses années de gérant de bar, il se souvient de ce qu’il aimait et de ce qui divisait les employés et comme propriétaire de bar, il mesure et apprécie la force d’une équipe. « On se voit chaque jour, 7 jours sur 7. On mange ensemble, on boit ensemble, on pleure ensemble, on rit ensemble, on est vraiment comme une famille, explique Kevin. Et on fait vraiment un travail d’équipe, qui est le résultat de l’effort et des idées de tout le monde. »

Toujours à la recherche d’un nouveau local, d’un nouveau concept, pour 2020, si l’opportunité se présente, Kevin se voit bien ouvrir un autre établissement. Si ce n’est pas dans le Vieux, il regarde aussi du côté des îles Turques-et-Caïques. Mais pour l’instant, Kevin profite de sa fille, et s’empresse d’ajouter quand on lui parle de conciliation famille-travail « ça fait deux mois que je prends mes fins de semaines. C’est une première depuis toutes ces années que je travaille dans les bars! Ça me fait bizarre, mais en même temps, je peux compter sur mes employés, des gens compétents grâce à qui je peux déléguer. »